DÉBATS
Le jardin des rencontres
Pour la promenade, la détente et les débats mythanalytiques informels entre amis. Pour rencontrer des inconnus riches d’idées, pour clavarder sur un banc, échanger des idées sans s’imposer de contraintes académiques, au risque d’errer. Pour trouver de nouveaux concepts au détour d’un chemin, comme des fleurs en dehors des plates-bandes, que le vent a apportées là, dans la sérénité.
Entretien Hervé Fischer- Luc Dellisse
Luc Dellisse : entretien virtuel avec le pêcheur de mythes*
(6 novembre 2014)
Luc Dellisse
HF : Je vous lancerai sans détour ce mot : l’absolu. Il me semble que vous y aspirez, existentiellement, textuellement, dans votre poésie, dans votre vie.
LD : J’ai un peu peur, quand il s’agit d’un tel mot, dont le sens n’est pas garanti par l’expérience, de dire des choses disproportionnées. On va donc y aller sur la pointe des pieds.
Il y a deux formes d’absolu auxquelles j’ai affaire consciemment, et auxquelles je ramène tous les autres actes de ma vie : la poésie et le temps.
En réalité, ces deux éléments, l’un littéraire, l’autre épistémologique, se recoupent entièrement.
La poésie est directement connectée sur le temps. Son affaire, c’est le temps. Elle travaille sur les étagements du souvenir, le feuilletage des impressions sensibles, la présence de différents moments du passé dans le présent. Le temps est au cœur de toute aventure littéraire, et c’est lui, justement, qui donne à la littérature cette perspective d’absolu.
J’appelle temps, non pas la perception qu’on peut avoir de l’avancée biologique de notre existence vers son point de fléchissement, puis son arrêt brutal. Le temps que j’évoque ici m’apparaît comme le domaine souverain de la mémoire,
enchaînement d’impressions successives, contradictoires, éprouvées à divers moments de notre vie, certaines enfouies, mais la plupart conscientes et terriblement aiguës. Le temps peut émousser nos émotions (par exemple le souvenir d’un amour perdu, d’un être aimé et absent) mais il n’ôte rien à la vision des moments écoulés. Non seulement il ne leur ôte rien, mais il leur ajoute, au contraire. Le temps met tout ce qu’on capte en perspective avec la durée du monde, et lui donne sa quatrième dimension.
J’ai le sentiment aigu que la mémoire est un instrument, non pas de reconnaissance, mais de création du présent : par le biais d’expérience nouvelles, nourries par le courant souterrains des souvenirs, j’accède à la vraie mesure de la vie, à son absolu relatif, qui est la poésie.
Le temps n’a jamais été pour moi une souffrance, mais une promesse, une perspective. La mémoire n’est pas source de regret, mais de recommencement.
Je circule ainsi dans ma mémoire comme dans un roman que j’écrirais au fur et à mesure que la réalité vécue défile, avec un léger décalage. De ce décalage je tire tout mon plaisir, toutes mes raisons d’espérer.
Bien entendu, quand on pense à l’horreur du monde, dont l’ombre portée est à tout moment dans notre vie, l’absolu n’apparaît pas comme une transcendance : tout au plus comme un vertige. Le terme d’absolu que nous employons est donc un peu décalé – et terrifiant.
HF : J’admets que la question était radicale et la réponse impossible. Avec vous, cela aurait pu être ma seule question. Mais je vais récidiver. Vous avez décidé de jouer votre vie dans l’écriture. Est-ce possible?
LD : Je suppose que c’est impossible; mais je ne m’en suis pas rendu compte en m’engageant dans cette aventure aux dimensions d’une vie; j’ai cru que c’était possible et quand je me suis rendu compte que c’était impossible, c’était devenu ma façon d’exister, d’avancer, de durer et j’ai donc pris le parti de ne pas tirer de conséquence pratique de l’impossibilité dans laquelle je m’étais engagé. Et puisque cela continuait malgré l’impossibilité, il fallait croire que l’impossible était possible quelque part. La difficulté, c’est de savoir « où ».
Au vrai, je ne dirai pas que j’ai tout misé sur l’écriture, mais plutôt que j’ai tout misé sur la littérature. Il y a une dimension spirituelle dans la littérature, dans la poésie, qui est une tentative d’approche transcendante des réalités de l’existence. Cela ne se résume pas à lire et à écrire. Cela passe par le corps, par le regard, par la respiration. C’est un rapport au monde, un point de vue global.
Écrire sa vie en la vivant, et faire des livres en redistribuant des événements de son vécu selon une trame nouvelle et resserrée, sont les deux pôles de la même expérience littéraire.
HF : Je partage votre jugement radical sur André Gide (dans Le Tombeau d’une amitié) dont la platitude m’a toujours ennuyé, comme vous. Cela m’encourage à vous soumettre cette troisième question : jusqu’à quel point diriez-vous que la vie est imaginaire ? D’essence romanesque ?
LD : J’adopte le terme de platitude, qui est très juste, s’agissant de Gide, en ajoutant que c’est une platitude ornée, enjolivée d’une manière « artiste », visant à la subtilité et à la joliesse, dénuée de nécessité, de vérité, de vitesse et d’épaisseur.
Mais inutile de tirer sur André Gide, il s’en est chargé lui-même : son œuvre est sa propre balle dans le pied.
Pour la question centrale, plus importante, il me semble qu’il faut distinguer entre « vie imaginaire » et « vie d’essence romanesque. »
La notion de vie romanesque ne pose pas de vraie difficulté d’interprétation, c’est une question d’état d’esprit. La suite de romans que j’ai commencé à publier depuis 2004 appartiennent ainsi à ce que j’appelle une autobiographie imaginaire : à partir de situations souvent issues de la réalité et de l’expérience (les aventures de la vie!), je tire les fils un par un, le plus loin possible, je leur invente un avenir virtuel, et je les connecte entre eux.
La vie imaginaire est plus profondément inscrite dans mon parcours, elle est une façon d’être, une certaine manière de m’adapter au monde, tout en remplaçant en douceur un certain nombre de paramètres quotidiens par des solutions fictives, des mondes rêvés.
Tout cela remonte à mes dix-sept ans. C’est à ce moment là que j’ai fait le choix de ma vie – l’âge habituel, je suppose. C’était quelques années après mai 68, Woodstock, le retour à la nature. On avait l’impression de se retrouver dans un camp de vacances à vie, les adultes avaient une tête de gentils organisateurs, le ravissement était la loi. Vous avez connu les années 70, vous savez sous le nom de liberté, c’étaient des années de chaîne. Je ne m’en souviens pas comme d’un terreau favorable pour grandir, mais comme d’une époque intermédiaire, assez creuse, un simple trottoir roulant entre deux époques, entre la fin de l’âge classique et l’âge nouveau qui s’annonçait, qui n’avait pas encore de visage, mais que le ravissement préparait : la transformation des relations psychologiques entre les gens en relations commerciales. En voyant s’agiter chacun avec une certaine frénésie, notamment sexuelle, on avait l’impression qu’ils savaient tous ce qui les attendait, qu’ils étaient libres pour la dernière fois.
J’ai alors eu l’idée, ou l’envie, de ne pas rester coincé uniquement dans mon époque, de vivre en même temps dans d’autres temporalités, d’autres réalités, contigües à celle que où je me trouvais et qui ne me tentait pas. L’Antiquité romaine, le siècle de Louis XVI, la fin de la Belle-Époque, ainsi que des utopies plus marquées encore et relevant de la science-fiction, sont devenus mes royaumes parallèles; je passais de l’un à l’autre, selon l’humeur, et à l’insu de tous. Mon temps imaginaire était très compartimenté.
Quand je faisais l’amour, c’état avec un esclave grecque, une fille de poète symboliste, une aventurière nubienne, une courtisane d’Alpha du Centaure, qui venaient prendre la place de la petite complice néo-beatnik du moment, avec ses beaux yeux fatigués et sa douceur sans espoir. J’ai aimé d’un amour joyeux et violent les femmes de Fragonard et les femmes de Renoir, les étrangères et les voyageuses, Geneviève Mallarmé et Marie de Heredia, tout en passant auprès de mes proches pour quelqu’un d’assez vague et d’assez froid : évidemment, j’étais ailleurs.
Tout cela a duré longtemps, très longtemps, de 17 à 30 ans environ. Ce n’est qu’à trente ans, quand est vraiment venu l’écriture, c’est à dire l’encre mêlée avec le sang, que j’ai cessé de nourrir des mondes fictifs où habiter, et que j’ai repris pied, tant bien que mal, dans mon époque d’origine. Alors, l’élaboration d’objets poétiques et romanesques a pris la relève de mes fantasmagories.
Voici ma quatrième question : qu’entendez-vous lorsque le poète que vous êtes affirme que «le monde visible est l’antidote du monde réel» ?
J’ai tendance à croire que l’objet de la poésie est le monde tel qu’il se donne à nous quand nous le regardons du point de vue du bonheur.
« A mes yeux », la poésie réside dans la netteté de l’image et non dans son flou; dans le visible plutôt que dans l’invisible. Les choses cachées sont cachées par notre regard et non par leur apparence. L’opération poétique dans laquelle je me suis engagé est semblable à un immense réglage rétinien qui accommode le monde visible à ce double rêvé (héraldique dirait Lawrence Durrel)
C’est dans la représentation physique imaginaire de l’acte de voir, que se joue le passage de la vue à la vision.
Puis-je vous demander pour terminer (provisoirement) si vous êtes d’accord avec moi, lorsque je dis que le monde est mythique? Que même la raison est fabulatoire?
Il me semble qu’on peut distinguer fabulation et affabulation, la première qualifiant l’élaboration d’une fable présentée comme réelle, mais dont la signification tient à la cohérence de ses parties entre elles et au décalque de la vie; la seconde étant l’habitude ou la manie d’inventer des faits et constituant une sorte de mythomanie active.
Cette distinction faite, je vous donne raison : sans doute, la vie est fabulatoire, puisque le prisme par lequel elle passe est un système subjectif de captation, de représentation et d’informations que rien ne pourrait rendre assez factuel, constant et convivial pour le distinguer d’une illusion suivie.
La question de savoir si le monde est mythique en soi, ou si le reconnaître pour tel est une hypothèse de travail féconde et un projet de vie qui coïncide avec la « réalité effective du réel », ne me paraît pas d’ordre antinomique. C’est au contraire cette coexistence du virtuel et du réel qui donne sa vérité et sa beauté à notre exploration du mythe.
Je rêve ainsi d’une mythologie moderne dont le moteur ne serait pas le symbole mais la réalité renversée…
* Le titre ironico-affectueux de cet entretien a été donné par Luc lui-même.
Actualité d'un mythe : le « bovarysme » selon Georges Lewi
Publié par Hervé Fischer
Vous vous déclarez "mythologue". Y-a-t-il une différence, selon vous entre un mythologue et un mythanalyste?
Question piège, venant du « pape » de la mythanalyse. Pour moi, je me contenterai de me dire « mythologue », ce qui, déjà, dans le monde actuel qui se veut tourné vers l’avenir et la construction d’un « âge numérique » prête souvent au sourire. En annonçant le « grand retour » du mythe, disons que je me situe, le plus modestement possible, dans les pas des C. Levi-Strauss, JP.Vernant, R. Barthes, J.Campbell… de ceux qui ont considéré qu’il existe des invariants qui structurent la pensée humaine depuis la nuit des temps. Un mythologue est donc quelqu’un qui regarde le monde avec les yeux de la continuité alors qu’on n’entend partout que le mot « rupture ». Certes on ne peut nier les ruptures technologiques mais on ne peut nier la continuité des représentations.
Dans votre livre "Les Nouveaux Bovary. Génération Facebook, l'illusion de vivre autrement" (Pearson, 2012), vous actualisez le "bovarisme". Pensez-vous que Gustave Flaubert a ainsi, en tant qu'écrivain, inventé un mythe? Le mythe de l’illusion? Ou bien quel en serait l'expression plus ancienne, qu'on trouverait déjà dans des mythologies antiques?
Le « Bovarysme » est la propension de l’être humain à « se croire autre qu’il n’est ». C’est la définition même du rêve et sans doute de l’humain. Sans rêve de dépassement, sans rêve d’aller au-delà, de métamorphose et finalement …de progrès. Flaubert focalise au travers de l’histoire de cette « petite bourgeoise », féministe avant la lettre, l’aspiration féminine à soulever les chaines, à dénoncer la lâcheté des hommes, à se « prendre pour un mec », à se croire autre qu’elle n’est. Elle échoue mais crée un mythe, celui de la liberté au féminin, capable de mourir pour revendiquer cette égalité. Son illustre « modèle mythologique » est Pandore, la première femme selon la mythologie grecque, qu’épouse le frère de Prométhée, le sauveur de l’humanité. Elle ouvre la jarre interdite et laisse échapper tous les maux mais conserve pour l’humanité l’espoir. Elle offre l’espérance aux hommes, folle espérance d’Emma Bovary, de Christophe Colomb, ou sage espérance du chercheur en biologie qui va trouver la parade à un virus mortel. Sans vouloir de parallèle inutile, tant cette « fable » est forte, Eve dans la Bible offre à l’humanité la même perspective en allant chercher le « fruit de la connaissance du bien et du mal », de l’interdit et de la possibilité de transgression… Flaubert a mis en notes musicales du XIXe siècle le mythe de la « sortie du cadre » et de l’espoir du mieux, de l’extraordinaire au-delà…
Pouvez-vous préciser pourquoi et comment la génération Facebook a-t-elle actualisé ce mythe, et quelles sont, selon vous, les éventuelles différences de cette actualisation avec le mythe de Madame Bovary (ennui, frustration, irréalisme, aspiration à un autre statut social) ? D'ailleurs, que pensez-vous de Facebook?
Emma Bovary est morte de solitude. Devant ses appels au secours, personne ne s’est déplacé. Elle avait connu l’ennui, le pire des maux selon Baudelaire et l’aspiration à une vie trépidante que ne lui permettait pas sa condition de femme de médecin de campagne. Facebook est la réponse, trop facile, mercantile à cette espérance légitime d’avoir des amis, d’éviter l’ennui. Les réseaux sociaux et Facebook en particulier peuvent apporter en plus une dose de voyeurisme (dès l’origine au sein du campus d’Harvard), ce qui pimente le tout. Mais comme cette angoisse d’être seul est immense, insondable, même une approche partielle, comble déjà une partie de cette frustration majeure. Facebook surfe sur le mythe de la rencontre, de l’autre, indispensable, « qui enfin nous comprendrait », ce mythe qui liait aussi Montaigne et La Boétie. Comme notre époque est assez quantitativiste, les réseaux sociaux en jouent et nous « scorent » selon le nombre d’amis, de fans, qui nous suivent et nous « aiment ».
Ce mythe vous paraît suffisamment actuel pour que vous ayez poursuivi son déchiffrage avec Bovary21 (François Bourin éditions, 2013), qui est aussi votre premier roman. Vous vous lancez à cette occasion dans une "écriture transmedia". Qu'entendez-vous par là?
La forme romanesque permet infiniment plus de liberté dans l’explication d’un concept que la forme traditionnelle de l’essai. Une héroïne de roman est une singularité qui peut (veut) prétendre à l’universel. Mon héroïne, Bovary21, est une bloggeuse qui dénonce les tendances et cependant travaille dans l’univers du marketing. Dans ma vie professionnelle, j’ai rencontré de nombreuses jeunes femmes assez schizophrènes qui font « admirablement leur job » et vivent en a-marketing absolu. Expliquer cela dans un essai nécessite d’aller étayer le raisonnement par des pourcentages qui n’existent nulle part. Le personnage de roman prend, quant à lui, un relief digne du symbole. Bovary21 fait du marketing, le dénonce et rêve, pour elle-même d’un monde d’innocence. Cette histoire extraordinaire, celle de nos contradictions, mérite d’être traitée sous toutes les formes narratives possibles, ce qu’on nomme le transmédia. Il y un essai sur cette génération, un blog Bovary21, il y aura une pièce de théâtre…Le mythe m’habite.
Dans Bovary21, vous semblez très critique par rapport au marketing qui semble avoir imposé sa loi dans la société actuelle? Pourquoi?
A dire vrai, j’aime beaucoup le marketing, du moins son essence : offrir au consommateur des produits et des services qui lui conviennent plutôt que des produits mal adaptés mais que l’entreprise a l’habitude « faire comme ça ». Ce qui ne va pas, c’est le passage du produit adapté au «produit qu’il faut avoir », c’est-à-dire du marketing d’étude au marketing dit opérationnel, celui de la publicité et de la promotion à outrance. Le passage du marketing aux techniques de marketing, c’est-à-dire à l’usage répété de recettes qui « marchent bien », est une pollution visuelle, auditive et intellectuelle.
J’ai une grande bienveillance pour les gens qui travaillent dans le marketing, en entreprises, car ils sont soumis à d’énormes contraintes et la plupart du temps, telle ma Bovary21, ils essayent de trouver une voie acceptable entre l’objectif financier de l’entreprise et leur propre éthique.
Ces deux livres successifs donnent le sentiment d'un profond pessimisme par rapport à notre époque. Votre Bovary21 (21 pour XXIe siècle) se termine aussi mal que le roman de Flaubert. Est-ce votre position personnelle? Seriez-vous postmoderne pessimiste et pourtant bon vivant, comme vos amis vous perçoivent? Que faudrait-il entendre par là?
Je ne suis pas du tout pessimiste. Comme auteur, il m’a semblé que ma Bovary21 ne pouvait pas « bien finir ». Le mythe est trop pesant. Dans l’essai, « les Nouveaux Bovary » sur la génération des réseaux sociaux, ma « prédiction » est que cette génération va s’en sortir. Grâce à l’amitié, en particulier. Elle est en train de construire, une société à côté, une société en rhizomes qui nous surprend sans cesse.
Quel sera votre prochain livre?
Dans le monde professionnel du « branding » (le mien), en septembre un ouvrage sur le storytelling qui s’appuie dans la méthode sur les « mythèmes » évoqués par C. Lévi-Strauss. Je travaille, par ailleurs sur un roman sur le mythe du leader. Mais chut ! Il est vraiment difficile à écrire, celui-là !
*Georges Lewi est mythologue, spécialiste des marques.
Blog : www.mythologicorp.com
Site : www.georges-lewi.fr
Directeur de la collection « Le Mythologue » chez François Bourin Editeur.
Derniers ouvrages de Georges Lewi :
Roman « Bovary21» (François Bourin éditeur). Septembre 2013.
E-branding : Stratégies de marques sur internet . Novembre 2013.
Europe, bon mythe, mauvaise marque. Mai 2014. (F. Bourin)
Entrevue avec Christian Gatard
« Mythologies du futur »
Questions d’Hervé Fischer :
Votre nouveau livre, Mythologies du futur, que vous avez publié aux éditions L’Archipel, en France, dans la collection « Géographie du futur » que vous dirigez, me fait penser à un nouveau voyage de Marco Polo au pays du « Mythistan », où vous avez mené une enquête que vous qualifiez de « buissonnière ». Pouvez-vous préciser votre méthodologie ?
Concrètement je fonctionne avec une sorte de dispositif que je complète et que j’enrichis en permanence. Voyager, écrire, entrer en conversation. Mes terrains d’étude sont des exercices hautement impliquant pour aller voir de près ce qui se passe, mes livres sont des pauses pour essayer de mieux comprendre les mutations en cours, et les conférences que je propose sont des sources d’inspiration. Aussi, je voyage dans le monde entier en permanence.C’est une grande chance. Je mène des missions d’étude pour de nombreuses entreprises, un travail essentiellement centré sur l’analyse psychosociologique des groupes humains. J’ai la chance de pouvoir m’exprimer devant de nombreux publics et échanger avec eux. Or j’insiste : c’est en écoutant les gens qu’il y a le plus à apprendre du devenir du monde. C’est aussi vrai d’un groupe de citoyens lambda en Chine ou au Togo que d’une audience grand public à la Gaité lyrique à Paris que d’un parterre d’hommes d’affaires à Tanger.
Ma démarche est en décalage avec l’Académie. Je suis toujours un peu étonné quand je reçois un courrier de lecteurs universitaires qui apprécient mon travail et adhèrent à ma démarche. (C’est que je dois avoir une idée assez fausse de l’Académie.) Je pratique sorte de gonzosociologie aux prises avec le siècle. C’est très subjectif, très immersif, souvent intense. Tout contact est toujours une expérience à partager. Un signal faible qui ne brûle pas les doigts ne doit pas signaler grand chose….
Il faut surfer sur la lave des textes, des livres, des pays, des cultures et des gens, surtout des gens. Je dis la lave. Ce qui m’intéresse, c’est le feu, les braises. Les signaux faibles sont des braises. C’est presque comme ce jeu « tu brûles /tu es glacé » selon qu’on se rapproche ou s’éloigne de l’objet caché. Quelque chose me dit qu’il y a ici ou là des escarbilles incandescentes et qu’en soufflant dessus le futur s’y enflammera.
Est-il juste de vous voir comme un cartographe des imaginaires actuels ?
C’est une expression que je reprendrais volontiers à mon compte. A y réfléchir un peu je crois que tous mes livres se sont emparés de cette idée à leur manière : j’ai écrit des romans qui s’inspiraient de réalisme fantastique, des livres sur l’art qui déjà flirtaient avec ce concept de voyage dans les territoires de l’imaginaire. Tout cela préparait mon travail et cette démarche de recherche actuelle que je viens de vous expliquer.
Mon approche de la prospective se situe entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place dans la longue durée).
Je m’intéresse à « l’horizon des attentes », c’est à dire à des scenarios dont on perçoit dès aujourd’hui les prémices. C’est un futur proche, parfois déjà là, parfois dans un horizon plus lointain mais qu’on sent en devenir. On peut, pour partie, prolonger les courbes du présent. Pour partie seulement car le futur nous réserve aussi des surprises de taille. Il faut donc être vigilant. Le suspense est en embuscade.
Vous laisser souvent apparaître un fond d’optimisme qui vous incite à dénoncer des excès de pensée apocalyptique, si fréquents dans la pensée actuelle. Est-ce votre instinct de survie, par des temps difficiles ?
Je suis un indécrottable optimiste, oui.
Sans être niais ! La mode est à une description apocalyptique du futur. C’est la mode du jour, pas celle de demain, pas la mienne. Je ne crois pas aux dystopies annoncées. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. Pas mon genre, pas ma tasse de thé. Mon approche est plus « créative» qu’ « académique ». Pour autant je ne suis pas le seul, bien entendu, à prôner une vision positive de l’avenir.
Pour répondre plus directement à votre question, ce n’est pas tellement de mon propre instinct de survie qu’il s’agit mais plutôt celui de nous tous. Je ne fais que traduire ce qui se trame dans les couches profondes de la conscience humaine. Les chantres de l’apocalypse travaillent à un niveau beaucoup trop superficiel.
Mais mentionnant votre Plan C, vous écrivez aussi : Où croyez-vous qu’il soit, sinon dans le regard que je porte sur mon propre visage, sur sa lente désagrégation, sur son destin ultime de défiguration ? Comment vous situer ?
Sur un promontoire largement fréquenté par des gens très bien qui savent qu’au delà de la déconfiture du monde et de sa cruauté il y a la joie de l’existence même, la certitude que la vie vibre et se renouvelle en permanence.
Vous semblez vous refuser à des jugements catégoriques, respectant chacun, aimant rencontrer tous les hamans, mais il semble que vous explorez un Mythistan pris dans un brouillard mythologique épais, qui ne laisse apparaître aucun relief dominant, aucune figure phare. Vous mentionnez les plans A, B et C, des options, ou des tendances tout en questionnant chaque fois les certitudes. Vous demeurez le plus souvent un sceptique et parfois un démystificateur satirique. Et vous semblez y prendre un immense plaisir. Etes-vous un mythanalyste postmoderne, comme semble l’accréditer la préface de Michel Maffesoli ?
Dans Mythologies du Futur je dis d’abord que les mythes sont des récits que l’humanité se raconte pour affronter les temps difficiles. Il y a toujours eu des temps difficiles et il semble que tout le monde de tout temps ait pensé que le futur serait difficile. Dans le plan A on invente des religions et on s’indigne de l’état du monde. Ça tient lieu de mythologie. On essaie de se tenir les coudes pour ne pas chavirer dans les mers déchaînées. On ne sait pas où on va, ni comment, mais on y va ensemble. On coule ensemble. Ça n’est pas une solution.
Dans le plan B on découvre qu’on a écrit des choses très intelligentes, très belles sur l’avenir de l’humanité. Les mythes en question sont superbes, grandioses, émouvants. Ils expliquent tout. Ils viennent des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des Scandinaves ou des Amérindiens. Il ne leur manque qu’une chose : le mode d’emploi pour soi, ici et maintenant.
D’où le plan C.
Celui qui commence par la question : et moi là dedans ? c’est le what’s in it for me ? Un peu charité bien ordonnée commence par soi même. Si on veut avancer il faut s’impliquer, comprendre qu’on fait partie pleinement de l’histoire de l’espèce humaine… avec des droits et des devoirs comme dirait le politiquement correct actuel… mais c’est sans doute un peu ça. Le plan C c’est de se confronter soi-même aux grands récits qui se construisent… C’est ce que j’essaie de faire toucher du doigt dans mon bouquin. J’essaie de le faire sans trop me prendre au sérieux, ni prendre le monde trop au sérieux, avec cette position fabuleuse du trickster, ce fripon divin, ce petit dieu qu’on rencontre dans toutes les mythologies et qui est l’empêcheur de tourner en rond à la fois méchant et tendre…Le trickster a le rire puissant.
Alors suis-je un mythanalyste post-moderne ?
Je n’en sais rien mais je suis sûr d’une chose : cette notion de post-modernité me paraît aujourd’hui assez dépassée. Et pourtant j’ai beaucoup de tendresse pour Maffesoli qui m’a offert une superbe préface alors que je le taquine pas mal dans le chapitre sur son nœud papillon dans mon livre et qu’il a en brillamment inauguré la soirée de lancement. Le concept de post-modernité – dans sa formulation même – laisse entendre que notre époque soi-disant post-moderne ne serait que la fin de la précédente, la fin de quelque chose sans visibilité sur la nouvelle. Le concept de post-modernité ferme. Il est temps de penser ouverture, renaissance, nouveau souffle.
Vous semblez cependant prendre parti à bien des reprises, dénonçant par exemple « le monde qui est cruel et injuste » (p.158).
Bien sûr ! Le monde est cruel et injuste. Mais s’il faut être inquiet, il ne faut pas pour autant faire attendre le poulet rôti et le vin clair…
Il y a dans ce voyage au pays de l’imaginaire une grande liberté de pensée, mais aussi une part intimiste, où vous vous mettez en scène personnellement dans vos rencontres et beaucoup d’empathie. Pouvez-vous préciser quel est l’engagement émotif ou personnel qui a motivé ce voyage au grand cours ?
C’est l’application du Plan C, d’une façon résolue, engagée, entêtée.
Vous racontez nos rencontres de la Ligue des mythologues extraordinaires et semblez donner du crédit à l’idée de mythanalyse et d’une Société internationale de mythanalyse que j’y ai proposée. Dans votre livre, vous demeurez toujours sur vos gardes, avec raison. Je suis moi-même relativiste, comme vous et comme Michel Maffesoli le revendique aussi. Mais seriez-vous prêt, à partir de votre posture buissonnière, à contribuer à la construction plus théorique à laquelle je m’attelle avec la mythanalyse ?
Oui. Et pour aller plus loin j’aime bien l’idée de renouveler l’idée même de construction théorique. Chaque épisode de notre réflexion/construction de ce que peut être la mythanalyse pourrait faire l’objet d’une performance à la fois artistique, littéraire et sociologique. Il nous faut imaginer une mise en scène/mise en mots – dans un lieu ludique et festif… des rendez-vous dans le monde réel où vont pouvoir fusionner nos textes, nos créations, nos mythes…
Je planche sur tout ça et vous en parle bientôt.
La pensée magique du Net
Entretien avec MarketingIsDead
Hervé Fischer vient de publier : La Pensée Magique Du Net aux éditions François Bourin (Paris); rencontre avec un auteur français exilé au Canada, fondateur en 2014 à Montréal de la Société internationale de mythanalyse, à la biographie particulièrement riche, et trop méconnu en France.
MarketingIsDead : Tu déclares éprouver une « fascination critique face au numérique » : peux-tu préciser ta posture face au numérique ?
Hervé Fischer : Je suis né en Europe, formaté par le rationalisme critique, éduqué par des humanistes classiques pourfendeurs de McLuhan, le premier philosophe à oser dire que la technologie change nos idées, nos valeurs, nos modes de socialisation, bref, notre conscience. Pour eux la technologie était – et demeure encore le plus souvent -, un antihumanisme. J’ai cependant été un des premiers à enseigner McLuhan quand j’étais assistant à l’université Paris V au début des années 1970. Hervé Fischer vient de publier : La Pensée Magique Du Net aux éditions François Bourin (Paris); rencontre avec un auteur français exilé au Canada,
fondateur en 2014 à Montréal de la Société internationale de mythanalyse, à la biographie particulièrement riche, et trop méconnu en France.
MarketingIsDead : Tu déclares éprouver une « fascination critique face au numérique » : peux-tu préciser ta posture face au numérique?
Hervé Fischer : Je suis né en Europe, formaté par le rationalisme critique, éduqué par des humanistes classiques pourfendeurs de McLuhan, le premier philosophe à oser dire que la technologie change nos idées, nos valeurs, nos modes de socialisation, bref, notre conscience. Pour eux la technologie était – et demeure encore le plus souvent -, un antihumanisme. J’ai cependant été un des premiers à enseigner McLuhan quand j’étais assistant à l’université Paris V au début des années 1970. Lorsque j’ai émigré au Québec au début des années 1980, j’ai pris conscience de l’importance à venir du numérique. Mais j’ai observé aussi que les « gourous » nord-américains du numérique étaient des prophètes naïfs qui nous annonçaient la mutation finale du transhumanisme sans aucun esprit critique. McLuhan, lui, au moins, était professeur de littérature et cultivait l’esprit de finesse dans ses provocations. Ces penseurs, plus ingénieurs ou journalistes que philosophes, traversent le miroir aux alouettes avec grand succès médiatique et sans aucune inquiétude.
Je me suis trouvé entre deux continents, deux cultures, entre les américains adeptes de la pensée magique numérique et les essayistes-philosophes français qui dénoncent encore et toujours, quasi unanimement, cette gadgetterie américaine déshumanisante. Je me suis aperçu que j’étais un peu seul, comme penseur français à être fasciné par la révolution numérique, et très isolé, comme penseur nord-américain, à en être critique et à en dénoncer la face cachée.
MarketingIsDead : Selon toi le XX° siècle fut celui de l’énergie, le XXI° est celui de l’information; mais l’information et sa diffusion sur la toile consomme énormément d’énergie…
Hervé Fischer : Oui, le numérique est dévorateur d’énergie et pollueur. Il semble beaucoup moins toxique que le charbon ou le nucléaire, mais Il pose aussi de graves problèmes écologiques. Il contamine l’atmosphère et les dépotoirs. Certes, plusieurs grandes compagnies affichent des inquiétudes à cet égard et des politiques vertueuses, mais dans l’ensemble, les lois concernant le traitement des déchets numériques qui ont été promulguées dans beaucoup de pays du Nord, sont peu respectées.
Les déchets numériques, au lieu d’être traités localement, sont envoyés vers des pays-dépotoirs en Afrique notamment, mais aussi en Chine, où une main d’œuvre pauvre travaille, souvent sans protection, à récupérer les métaux recyclables pour la revente. Ces malheureux s’intoxiquent gravement. Le numérique est cancérigène pour eux, alors que nous le déclarons vert dans les pays riches. Cette situation pourrait être rapidement corrigée s’il y avait une volonté écologique réelle. Mais lorsqu’on voit la lenteur des décisions qu’il est urgent de prendre face aux gaz à effet de serre des énergies fossiles, cela demeure manifestement marginal dans l’esprit des gens. Hélas.
MarketingIsDead : En quoi recommençons-nous, toujours selon tes dires, « à fabuler le monde plus que jamais », et pourquoi, dans quel but ?
Hervé Fischer : Ce n’est pas que nous soyons des fantaisistes, des fabulateurs par naïveté ou pour amuser les foules. En fait, nous n’avons jamais eu d’autre choix, dans aucune civilisation, et quel que soit notre âge, que d’interpréter avec les moyens du bord un monde qui nous demeure mystérieux. Les mythes, les religions, la science tentent de nous présenter des récits crédibles du passé, du présent, du futur de l’univers et de nos vies individuelles dans cet infini. Et si nous adoptons ces histoires qu’on nous raconte, nous ne sommes plus des fabulateurs, mais des croyants ou des rationalistes.
Nous nous croyons modernes, mais nous avons autant de mythes que les anciens, sans nous le dire. On ne peut nier que le numérique réveille de la pensée magique et des mythes familiers. Le nouveau monde numérique qui nous submerge soudain nous semble difficile à nommer avec des mots clairs et réducteurs. Il est d’une puissance inédite, mais éveille aussi nos désirs, nos peurs. C’est un psychotrope et il crée des dépendances. Il compense nos frustrations par rapport au monde réel, il nous euphorise, crée des espoirs, nous annonce un bonheur virtuel. Le « vieux monde » exigeait nos efforts, notre travail, nous résistait, nous décevait, nous faisait souffrir.
Comment ce nouveau monde magique, prometteur sans effort physique ne nous séduirait-il pas ! Il est imaginaire et pourtant très efficace, réel-virtuel : quel enchantement ! Le numérique est une magie nouvelle, non pas dans ses buts, qui demeurent humainement les mêmes depuis toujours, mais dans ses techniques, plus efficaces que jamais.
MarketingIsDead : Quand tu te sens un peu déprimer, tu « fumes un tweet » : comment peut-on fumer un tweet ?
Hervé Fischer : Du bout de sein à la tétine, à la sucette, à la gomme à mâcher, à la cigarette, à la pipe, au tweet, à la vaporette, et même désormais à la sucette électronique, c’est du pareil au même : le lien oral avec le corps maternel puis son substitut, le corps social. Se connecter pour nier la séparation.
Produire des volutes de fumée de cigarette ou des tweets, ce n’est pas dire grand-chose, ni dans un cas, ni dans l’autre. C’est le lien et non le contenu qui compte – le médium, c’est le message, disait déjà McLuhan. C’est par un rite social dire à qui veut l’entendre : j’existe et je ne suis pas seul. L’oralité calme l’angoisse de la solitude. Et il y a les boulimiques du tweet, comme les boulimiques de la nourriture. Ceux qui allument une cigarette sur l’autre. Maintenant c’est plutôt un tweet après l’autre, ce qui est moins toxique.
Mais il y a de la nicotine sociale dans le numérique, et donc de la dépendance – compensatoire d’un manque. Voilà pourquoi nous tweetons.